ANALYSES
ANTISPÉCISME
OPINION. Dans un entretien paru le 2 avril dernier sur le site de Front Populaire, le journaliste et éditeur Jacques Lucchesi s'est attaqué à l’antispécisme, qu'il a dénigré. Spécialistes de ce mouvement politique et philosophique, Jérôme Segal et Thomas Lepeltier souhaitent apporter quelques fermes correctifs à ses propos.
L’antispécisme est une idée simple. De la même manière que l’on estime qu’il n’est pas juste de discriminer quelqu’un en raison de la couleur de sa peau ou de son sexe, l’antispécisme considère que l’on ne devrait pas discriminer les animaux en raison de leur espèce. Concrètement, cela veut dire que si on n’a pas le droit d’égorger des chiens sans raison impérieuse – et bien sûr des humains –, on ne devrait pas non plus s’autoriser à le faire pour des cochons, comme on le pratique de nos jours dans les abattoirs. Pour cette raison, comme le remarque justement Jacques Lucchesi, l’antispécisme est un mouvement qui estime s’inscrire « dans la continuité des mouvements de libération du XXe siècle », à savoir les luttes contre le racisme et le sexisme. Mais Jacques Lucchesi y voit aussitôt un prétexte pour s’en moquer : « A-t-on jamais vu, dans un débat public, une vache ou une poule prendre la parole pour émettre des revendications ? » Effectivement, on n’a jamais vu ces revendications, mais on a déjà vu des personnes bien portantes défendre les intérêts des vieux grabataires, des adultes se soucier d’enfants encore incapables de parler et des personnes valides prendre la parole pour des handicapés. En quoi le fait qu’une victime ne puisse pas s’exprimer rendrait-il toute lutte en son nom illégitime ? Jacques Lucchesi ne le dit pas.
De toute façon, pour lui, cette lutte serait vaine et absurde puisque, en se souciant des animaux, les antispécistes oublieraient que ces derniers serviraient à « assurer une partie de l'alimentation, et donc la perpétuation, de cette humanité à laquelle eux-mêmes appartiennent ». Le propos est consternant dans la mesure où – et on ne le répétera jamais assez – nous n’avons pas besoin de manger des animaux. Une alimentation végétale peut apporter tous les nutriments qui nous sont nécessaires. Manger des produits d’origine animale est donc juste une question d’habitude et de goût (les deux étant bien sûr liés).
Après cette grave erreur, Jacques Lucchesi se croit autorisé à écrire que « l’antispécisme n’a pas de fondement rationnel ». Or c’est précisément l’inverse. Puisque nous n’avons pas besoin de manger des animaux, pourquoi continuer à les faire souffrir et à les tuer pour des caprices gustatifs ? D’ailleurs, c’est dans la lignée des Lumières, et en s’appuyant sur des textes de Rousseau ou Voltaire, que les antispécistes en sont venus à se demander s’il était éthiquement juste de martyriser des êtres sentients (sensibles, sujets de leur vie, dotés de personnalité), en vertu d’un simple plaisir gustatif. Voltaire écrit par exemple :
« Enfin il n’est que trop certain que ce carnage dégoûtant, étalé sans cesse dans nos boucheries et dans nos cuisines, ne nous paraît pas un mal ; au contraire, nous regardons cette horreur, souvent pestilentielle, comme une bénédiction du Seigneur, et nous avons encore des prières dans lesquelles on le remercie de ces meurtres. Qu’y a-t-il pourtant de plus abominable que de se nourrir continuellement de cadavres ? [1] »
Ignorant cette filiation historique, Jacques Lucchesi écrit que l’antispécisme aurait un lien avec la métempsycose du bouddhisme. Certes, c’est bien par croyance en la transmigration des âmes que des auteurs comme Pythagore ont pu prôner le végétarisme et le souci des bêtes. Mais l’antispécisme, tel qu’il existe depuis les années 1970, se situe au contraire dans une démarche rationnelle. C’est parce qu’il a montré qu’une discrimination reposant sur la notion d’espèce est arbitraire et source de violence que l’antispécisme combat l’exploitation des animaux.
Jacques Lucchesi accuse ensuite les antispécistes d’être des fidèles ou des adeptes d’une sorte de religion. Ce vocabulaire cache mal une grosse ficelle : faire passer un mouvement politique et philosophique pour un mouvement religieux ou sectaire afin de le discréditer. Mais c’est hors de propos. L’antispécisme n’adopte en rien une logique sectaire, avec de prétendus « interdits alimentaires ». L’antispécisme est juste un mouvement en faveur de plus de justice. De la même façon que l’humanité occidentale a mis un terme à de nombreuses injustices (esclavage, suffrage censitaire, interdiction du vote pour les femmes…), les antispécistes invitent à reconsidérer nos rapports aux autres animaux pour plus de bienveillance. S’ils refusent de manger des produits d’origine animale, ce n’est en rien au nom d’une soi-disant pureté. C’est juste un boycott politique à l’encontre d’une pratique cruelle qui demande d’égorger, par jour et uniquement pour la France, trois millions d’animaux dans les abattoirs et cela sans compter les poissons.
Comme si ce dénigrement n’était pas encore suffisant aux yeux du journaliste, voici qu’il soutient maintenant qu’il « y a aussi des intérêts financiers importants derrière tout ce pathos animaliste » et que les véganes sont les « idiots utiles d’un marché de plus en plus orienté vers les biotechnologies ». L’accusation est absurde. Comment imaginer que Voltaire était mu par des motivations financières quand il écrivait qu’il n’y a rien de « plus abominable que de se nourrir continuellement de cadavres » ? Comment imaginer que les spécialistes d’éthique sont les idiots utiles d’une quelconque industrie quand ils déconstruisent une à une les justifications de ceux qui veulent continuer à égorger des animaux pour s’en repaître ? Comment imaginer que les enfants qui ne veulent plus manger de viande quand ils découvrent que celle-ci vient de l’agneau qu’ils viennent de caresser le feraient par attrait des biotechnologies ? Certes, il n’est pas surprenant que le développement du véganisme attire des industriels et investisseurs. Mais affirmer que les seconds sont à l’origine du premier est un affront au bon sens. En revanche, il n’est pas absurde d’affirmer, puisque c’est vrai, que l’industrie de la viande dépense des millions en publicité pour tromper la population en lui faisant croire que les produits d’origine animale sont nécessaires pour être en bonne santé et que les animaux qui finissent dans nos assiettes ont été bien traités.
Jacques Lucchesi effectue la même sorte d’inversion logique en accusant le véganisme d’être « une lubie de privilégiés, pour la plupart des citadins complètement déconnectés de la nature ». Il fait référence en particulier à la viande de culture (ou de synthèse) dont le prix est effectivement élevé. Mais celui-ci est évalué à partir de prototypes. À terme, l’objectif est qu’elle soit moins chère que la viande provenant d’animaux d’élevage. Quant aux viandes végétales, elles sont déjà commercialisées à des prix comparables à ceux des viandes obtenues en tuant des animaux. Dans tous les cas, il ne faut pas oublier que le véganisme est né à une époque où il n’existait aucun substitut à la viande et autres produits d’origine animale et qu’il n’en a nullement besoin. Il est relativement facile de faire des repas sans produits d’origine animale, qui sont bons à la fois sur un plan gustatif et nutritif ; qui plus est, peu chers, étant donné que ce ne sont pas les légumes qui sont les plus coûteux dans les repas. D’ailleurs, tout le monde sait bien que c’est la viande qui coûte cher dans la nourriture. Le véganisme n’est donc en rien « une lubie de privilégiés ». Puis, en quoi serait-ce être « déconnecté de la nature » que de manger des fruits et des légumes ?
D’ailleurs, Jacques Lucchesi croit-il vraiment à ses propres accusations puisque, à la question suivante, il accuse cette fois-ci l’antispécisme d’exalter la nature et, en passant, d’être une forme de totalitarisme ? Il dit en effet relever « quelques points de convergence [entre le totalitarisme et l’antispécisme], notamment dans l'exaltation de la nature sur la culture et du vitalisme animal ». Où a-t-il cherché cela ? En quoi dire qu’il est injuste de considérer moralement quelqu’un selon la couleur de sa peau serait exalter la nature ? En quoi refuser de faire de l’espèce un critère de considération morale à quelque chose à voir avec une vénération de la nature ? En quoi ne plus vouloir trancher la gorge d’animaux juste pour un plaisir gustatif reviendrait à exalter le vitalisme animal ou être une forme de totalitarisme ? Il y a décidément des moments où certains anti-antispécistes confondent réflexion avec dénigrement gratuit.
Enfin, on a envie de rigoler quand on lit que l’auteur voudrait que l’on « donne aussi la parole [aux] opposants » à l’antispécisme. Dans quel monde vit-il ? On n’entend qu’eux. La société est spéciste dans son ensemble, aucune politique menée à ce jour ne s'est inspirée de l'antispécisme, la plupart des intellectuels et journalistes le regardent de haut, et ainsi de suite. Nous, antispécistes, demandons au contraire que l’on nous donne un peu plus la parole pour que l’on puisse montrer de quel côté se situe l’argumentation rationnelle. Chiche ?
Notes
[1] « Il faut prendre parti » [1772], Œuvres complètes de Voltaire, Tome 25, 1819, p. 165.